La tempête des 15 et 16 Décembre 2024 a enlevé le sable sur plus d’1,50m de profondeur, laissant apparaître à gauche de la plage l’important gisement de tourbe et, au centre, deux affleurements d’argile de couleur grise pour l’un ocre pour l’autre.
Une étude de 1922
Si les habitants de l’Isle connaissent depuis toujours ce phénomène, la dernière étude sérieuse de la tourbière de la Mare a été publiée en 1922 dans le bulletin de la Société Géologique et Minéralogique de Bretagne (tome VI, fascicule I). L’auteur, J. Le Gall, y analyse, avec l’aide du Laboratoire de la Faculté des Sciences de Rennes, ce « gisement de tourbe non encore signalé sur la carte géologique de la Bretagne ».
La plage et ses alentours ont quelque peu changé depuis plus d’un siècle.
En 1922, et jusque dans les années 60, de « petites dunes de sable » recouvraient ce qui est aujourd’hui le camping et le VVF. Les plus âgés d’entre nous se souviennent de cet espace dunaire appelé dans quelques textes plus anciens « les Mielles de la Mare ». Au début du siècle dernier un « petit sentier » menait du Tertre aux Pies à la plage. Au bas des dunes, près d’un ancien lavoir qu’alimentait l’eau d’une fontaine, il fallait franchir un « ruisselet » aujourd’hui canalisé et qui passe sous le parking.
C’est de là qu’en 1922, J. Le Gall découvre « une masse noire, luisante et grasse qui se précise à mesure que la mer se retire ».
La tourbe occupe à marée basse « un vaste trapèze aux angles arrondis, dont la grande base tournée vers la dune peut atteindre une vingtaine de mètres, la petite base une dizaine de mètres et les côtés (sensiblement égaux, une quinzaine de mètres ». La surface de la tourbière est érodée et s’y détachent de grosses branches et des troncs (dont « un de près de 30 cm de diamètre »).
En observant plus minutieusement J. Le Gall y découvre de nombreux restes végétaux : feuilles de noisetiers, bouleaux, peupliers, saule, aulne et myrte, et des fruits (châtaignes, noisettes, glands et faines). Il note aussi la présence de graines de pin, de racines, de rameaux, de fragments d’écorce et des restes de monocotylédones et d’insectes. Enfin il note la présence de petits fragments de charbon de bois, dont l’origine lui semble « problématique », traces d’incendies naturels ou, qui sait, d’origine humaine ?
La tourbière, érodée par les vagues, a bien diminué depuis 1922.
Les traces de feuilles, fruits et insectes sont plus rares. Mais, dans les années 60 un habitant de l’Isle y a découvert des bois de cerfs.
Et, en décembre 2024, à moitié enseveli, un magnifique fragment de fémur d’un grand mammifère y a été trouvé.
Aujourd’hui, comme déjà en 1922, suite aux observations de la tourbe et du lieu, se pose deux questions :
Par quel processus la « submersion » s’est-elle produite ?
J. Le Gall retient une « formation, par dépôt, d’une végétation « in situ » » rejetant, à raison, l’idée d’une formation « allochtone », un dépôt produit par « flottage ».
En s’appuyant sur les travaux de P. de Beauchamp sur les tourbières littorales de Bretagne Nord, J. Le Gall penche pour une submersion rapide et brutale. Celle-ci se serait produite après l’effondrement d’un talus protecteur (cf carte tracé 1) se prolongeant de la côte jusque la Base Lormet. Par grosse tempête de Nord, la mer aurait alors inondé violemment le vallon boisé qui encerclait une petite « mare » reliée au large par un étroit passage entre la Base Lormet et la Corbière. Ce talus pourrait avoir été plus près de la côte actuelle puisqu’on ne trouve pas de tourbe à grande marée basse (cf carte tracé 2)
Carte dessinée par J. Le Gall avec, en ajout, les tracés possibles des « talus ».
2. De quand le phénomène date il ?
Avec les moyens de son temps, et n’ayant trouvé aucun artefact sur lequel s’appuyer, J. Le Gall présente plusieurs hypothèses.
Faut-il placer ces tourbes avec celles « de Morlaix et Guernesey [dues à] un exhaussement relatif du sol marin » ? Ce qui daterait le phénomène à quelques 100 000 ans. L’excellent état des feuilles et graines trouvées semblent peu compatible avec cette théorie. Cependant le banc d’argile gris peut être la conséquence d’une submersion sans doute antérieure à cette époque.
Faut-il plutôt les considérer comme une « formation allant du néolithique au gallo-romain » (de - 5000 à +500), contemporaine des tourbes de « Chausey, de la Sélune et du Mont Saint-Michel ». Dans ce cas, la submersion pourrait être celle du raz-de-marée de 709 qui aurait détruit la mythique forêt de Scissy ?
Faut-il enfin rattacher le phénomène aux invasions marines de la fin du Moyen-Age ?
En effet, l’état de conservation des végétaux, pourrait nous faire penser que la submersion a été plus tardive. Ne dit-on pas qu’un marais reliait jusqu’au XVe siècle Cézembre à la côte malouine et que les moines de l’Abbaye de Saint-Jacut s’appuyant sur d’anciens titres de propriétés sur des « prairies des bords de l’Arguenon » prélevaient taxes et impôts sur les produits de la pêche dans la baie ?
Cette théorie semble avoir la préférence de J. Le Gall qui s’appuie sur la toponymie du lieu En effet, dans un vallon boisé et humide, un bassin d’eau saumâtre aurait été alimenté par le ruisseau et les grandes marées. Dans cette « mare » entourée de grands arbres (hêtres, chênes et pins) se seraient déposées les alluvions d’un vallon boisé et humide. Le même raz de marée qui, au XVème siècle a isolé Cézembre et inondé la vallée de l’Arguenon, aurait submergé l’ensemble.
Mais, sans certitude, ne serait-il pas souhaitable d’approfondir les recherches ?
M. Le Gall avoue lui-même que son travail est incomplet. Parce que, dit-il, « Les circonstances ne m’ont pas permis de reprendre l’étude de cette tourbière, au point où je l’avais laissée ». Il souhaite que cette « étude difficile mais non impossible pour des spécialistes » devrait « intéresser de nouveaux chercheurs ». Il espère que « ce gisement de tourbe puisse être étudié avec tout l’intérêt qu’il peut comporter ».
Alors que nos falaises s’effondrent et que le réchauffement climatique nous menace, ne serait-il pas utile aujourd’hui de reprendre ces recherches qui, comme le soulignait dès 1922 J. Le Gall, « embrassent des questions importantes dans l’étude des phénomènes actuels », comme « les variations des lignes du rivage » et « les changements de climat ».
En effet alors qu’au début du siècle la tourbe était très souvent visible (« jusqu’à un mètre au-dessus du niveau de la plage » en 1922), elle est si érodée aujourd’hui qu’elle ne découvre qu’après une série de grands vents de Nord.
Une recherche universitaire sérieuse avec les moyens modernes de datation et commandée par la commune, ne pourrait-elle pas être menée par les successeurs de J. Le Gall, des étudiants-chercheurs de l’Université de Rennes ?